Mémoire vive
par Yem
Lilas, 5 mois, entre dans mon bureau, bien calée dans son cosy qui se balance au bras de sa maman. Celle-ci vient vérifier que tout va bien, la petite a un reflux qui l’inquiète un peu. Je les ai déjà vues à plusieurs reprises, je remplace souvent leur médecin. La maman me demande alors si je me souviens qu’il y a 10 jours j’ai envoyé Tom, son aîné, aux urgences pour une suspicion d’appendicite, et elle m’informe qu’il a bien été opéré et que tout s’est bien passé. J’en suis sincèrement ravie. Mais je n’ai AUCUN souvenir d’avoir vu Tom, il n’y aucun visage qui se dessine dans ma mémoire, je ne sais même pas quel âge il peut bien avoir. Pendant qu’elle me raconte, je tapote sur mon clavier et ouvre le dossier de Tom : il a 5 ans 4 mois et 16 jours, la dernière consultation date d’il y a 10 jours et porte mes initiales, il y a même un courrier enregistré l’adressant à l’hôpital, signé de mon nom. Sa maman ne me ment pas : force est de constater que J’ai bien vu Tom lors d’une consultation un peu particulière dont j’aurais théoriquement du me souvenir : l’appendicite est une pathologie certes fréquente mais je n’en vois pas quotidiennement, loin de là, et me connaissant j’ai du angoisser un peu en l’examinant et faire chauffer mes neurones pour choisir la meilleure décision à prendre. Ce stress aurait pu me marquer, mais non, rien, trou noir. Bien sûr, je n’avoue pas à la maman que je n’ai aucun souvenir et grâce au dossier informatisé disponible discrètement, je peux faire comme si. Ce n’est pas très reluisant, j’ai la nette impression de lui mentir, mais j’ai tellement honte de cet oubli, comme si c’était un aveu de je-m’en-foutisme patent.
J’ai bien conscience que ce type d’amnésie peut arriver à tout un chacun. Mais l’exemple de Tom n’est malheureusement pas anecdotique : j’oublie régulièrement les patients au fur et à mesure que je les vois.
Parfois il m’arrive même de les oublier pendant que je les vois, comme cette fois ou revenant du secrétariat, je fais un crochet par mon bureau pour consulter le planning avant de me rendre en salle d’attente chercher le suivant : en entrant dans le bureau quelle surprise d’y trouver installée la dame que j’y avais laissé 5 grosses minutes avant, au moment où la secrétaire m’a appelée! Je suis on ne peut plus d’accord pour dire que c’est un peu effrayant et même tout à fait navrant. L’avantage dans ce cas c’est que le dossier est sous mes yeux et me donne les indications essentielles pour ne pas perdre la face.
Ce n’est pas la même chanson quand je croise des gens à l’extérieur du cabinet. Il y en a certainement un tas que je ne calcule même pas, purement et simplement effacés de ma conscience. Et il y a un autre tas dans lequel les visages me sont vaguement familiers mais que je ne replace dans aucun contexte médical précis. Ce n’est pas faute d’essayer mais c’est l’échec à tous les coups. Alors, quand poussant mon caddie devant moi au rayon saucisson, je croise Mme ?, je lui dis bonjour avec un grand sourire, et j’accélère le mouvement en me pressant vers le rayon yaourts, tentant d’éviter l’épineux « vous allez bien ? » qui risquerait de m’entraîner sur une pente très glissante.
Il y a aussi cette autre fois, où j’allais gentiment poster une lettre recommandée, quand la guichetière de la poste se met à me déballer les derniers épisodes de sa maladie depuis la dernière fois où je l’ai vue, je ne sais ni où ni quand, cela va sans dire. Là, c’est comme les textes à trous qu’on me donnait à faire en CE1. Si on a lu le texte avant, c’est fastoche, sinon c’est mort : la dame me raconte que ça allait un peu mieux (mais de quoi s’agissait-il ? Un canal carpien ? Des hémorroïdes?), mais qu’elle a du aller voir le spécialiste et qu’il lui a mis un peu le même traitement que moi et que ce dont on avait parlé, vous vous souvenez (non, non, vraiment pas), et bien maintenant, son mari aussi… Arrivée a ce point de son monologue, je suis un peu emmêlée dans toutes sortes d’hypothèses, et n’ai d’autre échappatoire que de lui conseiller de revoir son docteur : de la pure médecine de comptoir, je me sens assez minable en la quittant.
Pourtant, ça peut paraître improbable, mais quand je suis en consultation je suis très concentrée, yeux et oreilles grands ouverts, dans ma tête j’entends presque les engrenages cliqueter pour ne pas oublier de trucs et penser aux autres machins. Et j’écoute, vraiment. Je fais une synthèse dans le dossier pour tenter de répondre au problème posé ou au moins de proposer des pistes. Bon j’oublie bien des petits trucs comme la crème antifongique sur l’ordonnance, et ce malgré la constatation sans équivoque de la mycose pas jolie-jolie à l’examen (oubli quasi-systématique et inexplicable), ou bien le médicament demandé par la patiente alors que j’étais en train de rédiger un courrier. Mais en gros, je me donne sans compter!
Mais si une heure après, alors que j’ai vu 2 ou 3 patients dans l’intervalle, la pharmacienne m’appelle parce qu’elle n’a pas en stock le collyre que j’ai prescrit, et bien je n’ai déjà plus qu’un vague souvenir des yeux croûteux concernés, et sans dossier point de salut!
Auprès de tous ces patients que j’ai mis aux oubliettes je voudrais pouvoir m’excuser de mes trahisons. Il y en aura probablement moins quand ce seront mes patients et si cela est autorisé je mettrai une photo de leur trombine dans les dossiers pour limiter la casse. Je voudrais aussi qu’ils comprennent que ce n’est pas un manque d’implication de ma part mais que probablement, mon cerveau évite le court-circuit en effaçant un peu trop de données. C’est en quelque sorte une mesure de sauvegarde de l’ensemble du système au détriment du détail.
Et puis une fois n’est pas coutume, de temps en temps et sans savoir pourquoi, je sais exactement à qui j’ai affaire : nom, âge, histoire, ce patient-là n’a aucun secret pour moi! Souvent, il s’invite alors dans mes pensées, parfois dans mes rêves, prenant ses aises dans ma mémoire durable, se moquant un peu des passagers de la mémoire vive si éphémère.
Quand Tom est revenu quelques jours après avec sa maman pour que je contrôle que sa cicatrice d’appendicectomie était en bonne voie, je me suis souvenue de son histoire. La maman m’a alors évoqué le reflux persistant de Lilas. Tiens, je ne me rappelais pas que Tom avait une petite sœur.
Tu n’es pas seule.
Rassure toi.
ça me rassure, mais les patients tremblent!
Je ne sais pas si ça va te rassurer, mais … J’ai bien mis 5 ans pour commencer à reconnaitre mes patients et à vaguement savoir leur pathologie sans regarder le dossier. Quant à leur nom … toujours obligé de demander la carte vitale ou regarder le planning … Des voisins m’ont consulté pendant des mois avant que je ne fasse le rapprochement avec les gens qui vivent près de chez moi (mon coté ours …)
Joli billet.
Merci! Oh que oui je suis rassurée, j’espère juste que les patients comprennent un petit peu.
Merci !!!! C’est tellement bon de se sentir moins seule, je pensais vraiment que j’avais un problème…et visiblement non.
Parce que oui, je le confirme, je suis hyper concentrée pendant la consult, et entièrement polarisée sur mon patient. Mais dès qu’il passe la porte du cabinet j’efface automatiquement. C’est perturbant, je suis bien d’accord (et peut être encore plus pour ces pauvres patients que nous snobons quand nous les croisons).
contente de t’avoir rassurée, nous sommes au moins deux (et bien, bien plus apparemment!), nous allons pouvoir oublier tout à fait dé-com-ple-xées! Merci :-)
Le coup de l’amnésie en directe avec la patiente qui attend dans le cabinet, je ne crois pas. Mais, sinon, c’est presque tout pareil pour moi !
C’est effectivement un processus de sauvegarde j’imagine. Je l’ai déjà écrit, j’ai un fonctionnement cérébral en « dossiers ». Il y a les « à traiter », les « en cours » et les « traités ». Les « traités » sont presque toujours « oubliés » aussi, même sur des cas parfois lourds. Une manière d’éviter la surchauffe je pense.
Parfait le coup des dossiers! c’est tout à fait ça, et c’est réconfortant de voir que ce mécanisme, à l’origine de situations parfois gênantes, nous soit commun :-)
J’enseigne en IUT, je suis assez bien mes étudiants car les prends au début de 1re année, les vois presque chaque semaine, et les quitte en fin de 2ème année. Et je peux dire que je « me donne » intensément dans mon enseignement.
Je reçois une fin d’année un mail d’une étudiante, dont je vois bien qui elle est, qui me pose une question relative à ma discipline, soulevée par un passage d’un cours d’une autre discipline. Je réponds, en concluant : « mais de toute façon, on se voit cette semaine en TD. »
Elle me répond que … non. Elle est diplômée de l’an dernier, est depuis un an dans un autre établissement. Cela faisait donc un an que je ne l’avais pas vue.
Ce n’est pas tout à fait la même chose, mais je peux seulement très bien vous comprendre.
il y a parfois des failles temporelles inexpliquées…Merci!
Il m’arrive d’oublier le nom de patients que je vous régulièrement depuis 10 ans. La carte vitale me sauve in extremis ;-))
c’est vrai qu’en tant que remplaçante je n’utilise pas la carte vitale et je n’ai pas encore trop de mal à leur demander « vous pouvez me rappeler votre nom? » mais si je me souviens du prénom je triche et je fais une recherche sur les prénoms dans le logiciel…J’imagine que comme toi après 10 ans d’install. j’aurais des trous et s’ils n’ont pas la carte faudra bien se « rabaisser » à avouer l’oubli! Faut trouver un panel de formules rigolotes pour faire passer la pilule…à étudier!
Pour moi il faut que j’ai vu un patient deux ou trois fois pour me souvenir de son visage et de son nom. Vu une fois= le plus souvent effacé, comme toi.
T’inquiète pas, ça me parait normal.
tu me parais douée quand même! Merci du soutien.
Oui je trouve aussi, parce que moi 2 ou 3 fois ça suffit pas ^^
Après je me dis que c’est parce que je remplace plusieurs médecins, au final je vois plus de têtes différentes… la bonne excuse.
Je pense que la carte Vitale a été inventé pour ça, faire semblant de reconnaître les gens.
haha, si ça se trouve!
Ben oui en rempla c’est sûrement plus dur. Au début de mon exercice je m’étais fait cette remarque, et avait eu la meme impression, d’un dossier rempli et pourtant un patient que je ne reconnaissais pas, et j’avais remarqué qu’il fallait 2 ou 3 CS afin de bien visualiser un patient. Mais a l’époque : dossier papier et donc à mon avis plus de temps pour regarder le malade, l’ordi monopolise un peu l’attention
Comme je te comprends. Mon dernier rempla (« Au boulot »), j’ai réussi à oublier un patient qui était déjà venu 2j plus tôt. Quand il s’est assis au bureau la 2ème fois, c’est seulement en ouvrant son dossier et en voyant mes initiales que je l’ai reconnu… C’te honte, surtout que c’est moi qui lui avait demandé de revenir…
mon quotidien! Maintenant quand je leur demande de revenir, j’ai une petite voix dans ma tête qui me dit « mais tu crois que tu vas t’en rappeler ma cocotte??? que nenni, note-le dans le dossier, préviens la secrétaire mais fais quelques chose parce que s’il revient et tu ne sais plus pourquoi, va pas être content le patient. »
Excellent! Nous souffrons tous de troubles mnésiques ciblés. Pour ma part j’oublie très facilement les noms et prénoms de mes patients, au moins pendant quelques minutes, mais de façon systématique le listing de leur pathologie et traitement de fond envahit mon esprit… Je suis installé depuis 96. Et puis chaque médecin apprend à se connaître (pour paraphraser Hippocrate)mémoire visuelle pour certains, mémoire auditives pour d’autres… Manifestement tu maîtrises l’écoute, la synthèse…. Et l’écriture …
merci! Visiblement nous n’avons pas à avoir honte de ces oublis, pourtant pour ma part j’essaie de les camoufler pour ne pas vexer les patients…
euh si ça peut vous rassurer, je m’attends pas à ce qu’on me reconnaisse. C’est clair que c’est plus simple/agréable de l’être pour des raisons de suivi, mais vu le monde qui défile … Puis si le dossier informatique vous permet de vous remettre rapidement à la page sans avoir à raconter toute l’histoire à nouveau, que demander de plus …
OUI! Je trouve ça très déculpabilisant que vous compreniez, même si je ne suis pas sûre que ce soit le cas de tous;
L’opération de Lilas s’est très bien déroulée, merci d’avoir à vous d’avoir détecté son appendicite à temps. Quant à Tom, finis les reflux, il va très bien lui aussi.
Mouhahaha! Heureusement que vous êtes là pour me remettre sur les rails ;-)
J’ai pensé à ce billet tout à l’heure… Un patient dont je n’ai aucun souvenir me dit « je viens parce que j’ai la même chose que l’autre fois » Mmmm… « Oui, j’étais venu vous voir, vous étiez enceinte… » Aaaaah, début 2011, donc… Là pas de complexe à ne pas m’en souvenir, mais apparemment, lui s’attendait bien à ce que je me souvienne!!
C’est vrai que dans certains cas, il y a un fossé entre ce que le patient pense que nous devrions nous rappeler et ce qu’il reste dans nos pauvres caboches ;-)
Je dois dire que les patients y sont parfois pour quelque chose. Exemple : le type qui entre en disant, d’un ton très franc et direct, « ah bah ça va pas mieux ». Hum. Nous sommes en période épidémique, les grippes se ramassent à la pelle, donc la probabilité que je me souvienne de CE nez qui coule, vu 3 jours avant, précédé et suivi de 15 cas quasi-identiques la même journée, est mince.
Des fois, ça peut être plus révélateur. Gentille-mamie entre et dit « ça va pas mieux ». Son angor, son diabète, sa tension ? Ses ulcères ? Non, son arthrose du genou. Notée en petit au milieu d’antécédents surlignés en rouge, mais certes, ô combien plus signifiante à ses yeux.
Amnésie sélective : moi non plus je retiens pas trop les noms, mais alors les chiffres ! Aloïs A. me guette. Quelqu’un peut-il me dire pourquoi j’oublie le poids à peine le marmot descendu de la balance ? Et pourquoi, une fois que, après l’avoir pesé, je l’ai mesuré, non seulement j’ai oublié sa taille, mais que si j’essaie à ce moment-là d’approximer le poids, je me plante avec une marge d’erreur pouvant avoisiner les 100 % ? Ce qui provoque des répliques qui font pas sérieux : « euh j’ai dit combien son poids déjà ? Dans les 25 kg c’est ça ? » « Non : 14,7 kg » « ah euh ah ok je note j’ai-pas-la-mémoire-des-chiffres-dsl ». Avec la crainte d’avoir fait le même coup à la même maman 10 jours plus tôt, et qu’elle finisse par trouver ça douteux.
il faudrait un enregistreur vocal pour les poids et les tailles, je crois que nous ne sommes pas les seules à avoir ce soucis!
Ah Nan mais maintenant les mamans sont habituées : je fais 3 aller-retours pour noter le PC puis le poids puis la taille. Et effectivement, pour le poids, ma marge d’erreur est d’environ 100% également !!!
Exact!!! » j’ai dit combien son poids déjà? » Bien vu!
On en est tous là.
Merci l’informatique, la quantité d’informations utiles disponibles rend notre exercice beaucoup plus précis et… plus sûr.
Dans leur subjectivité, les patients surestiment nos capacités mnésiques. A « Vous avez vu mes analyses? », je réponds souvent « oui, mais je ne les ai pas apprises par coeur ».
Je leur avoue souvent que je ne sais plus qui pèse combien en fin de journée, ça remet un peu en place.
Avouer nos faiblesses est une preuve d’honnêteté, le plus souvent bien accueillie.
Hors de mon cabinet, ma mémoire est particulièrement sélective: je veux bien faire un effort quand je travaille, mais j’ai une vie en dehors, et, finalement, les données médicales sont absentes de ma vie quand je fais mes courses, et c’est parfois un peu difficile à accepter pour les patients. Ce n’est pas spécifique à notre métier, ceci dit.
Merci pour ton témoignage. J’avoue comme toi assez facilement ce que j’estime être des petites faiblesses comme le poids ou le contenu exact d’une ordonnance passée. Mais avouer qu’on ne se souvient pas du tout d’une personne c’est plus délicat ;-)
Bonjour, je te mets un lien sur les troubles de reconnaissance : un truc étonnant http://passeurdesciences.blog.lemonde.fr/2013/01/02/cerveau-homme-qui-ne-reconnait-pas-les-visages/ Même si ton trouble (et le mien;) n’est pas superposable en tous points , tu vois que la mémoire est assez complexe et que nous ne sommes pas toujours responsables d’elle.
Merci, c’est très intéressant, je diffuse!
Si tu ne l’as pas lu, tu peux lire L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, de Olivier Sachs (orthographe ??)
Un très beau livre sur les troubles gnosiques.
Je note, ça m’intéresse, merci beaucoup!