CARCASSE

Tu es née en 1985, lorsque les genoux de ton époux ont cessé de te faire de l’ombre. Cette année-là, je te découvre et je t’aime : ton sourire perpétuel, ton amour inconditionnel pour chacun de tes petits-enfants, ta permanente duveteuse aux reflets mauves, l’odeur de lavande de ta salle de bain et de ton cou. Il semblerait que tu trouves un équilibre à vivre ta vie sans l’absent, après ces longs mois d’agonie. Tu ne me montres jamais ta tristesse si elle existe.

Noël 87. Maintenant que tu es seule, tu rends régulièrement visite à chacune de tes trois filles. Nous sommes loin et quand tu viens chez nous, c’est pour y passer au moins une semaine à chaque fois. Tes fous rires  illuminent la maison lorsque nous te déguisons avec mon frère, t’affublant d’un couvre-chef improbable et de lunettes moustachues. Tes dictons et calembours ponctuent chaque moment de la journée :

– « Un de plus, un de moins » (de jour, de repas, d’anniversaire, cela marche absolument pour tout !).
– « Si on ne le retient pas, le gaz part » (à dire en roulant naturellement les « r », sans oublier le petit rire final).
– « Qui sait le vent, sait le temps » (que ne ferait-on sans la météo?).

Sans oublier tes innombrables « malheureuse! »  et « tombe, va »  quand de nous voir courir ta tendre inquiétude prend le dessus sur ta raison.
……

Pâques 89. Je grandis et mon regard sur le monde adulte change. Tes petites habitudes m’agacent parfois, et ton appétit d’ogre me surprend. Ce que tu préfères dans la volaille, c’est la carcasse, que tu suçotes jusqu’à en décrocher le moindre bout de viande. Notre table est ronde et où que je sois installée, je préfèrerais être ailleurs.

Je suis soulagée quand le repas se termine. Je préfère le soir quand après t’être mise en robe de chambre et avoir fait ta toilette, nous regardons Michel Drucker. Ton sourire du soir est enfantin et touchant, la faute aux dents abandonnées au fond d’un verre. Tu commentes sans arrêt l’image, je sens que ta fille fatigue un peu.

En 1992, tu ris un peu moins. Tu parles avec maman, beaucoup. Du temps, des voisines, de tes 2 autres filles. Maman semble de plus en plus lasse de t’écouter. Je l’entends te reprendre quand tu te répètes. Tu trouves que le noyau des litchis, c’est gros.

Novembre 1994, tu marches à petits-pas. Tu t’exclames et souris en découvrant Émilie, 55 cm, dans mon appartement. L’espace d’une heure ou deux, tu me demandes 10 fois comment IL s’appelle. Tu trouve que le noyau des litchis, c’est gros.

Quand je t’appelle pour prendre de tes nouvelles en 1996, tu me parles de moi comme si j’étais quelqu’un d’autre. Tu m’apprends que je fais des études de médecine et tu as l’air fière.  Je ne sais pas trop quoi te répondre.

Nous ne nous voyons plus beaucoup. Je vais chez toi en 1999, tu n’es pas seule, mon frère et son amie vivent là depuis quelques mois et te tiennent compagnie. Ce sont eux qui font la cuisine, le ménage. Tu me reconnais une fois sur trois. Tu te plains un peu, les mains, les jambes qui ont du mal à te porter.

Cette année-là tu fais ton dernier voyage en avion,  pour rendre visite à mes parents. A ton arrivée, tu es dans une angoisse terrible, le personnel t’a collé dans un fauteuil roulant mais tu ne voulais pas, tu trembles et tu t’es fait pipi dessus.

Tu passes avec succès le cap de l’an 2000 en ne sachant pas quel âge tu as ni avec qui tu es. Mon frère travaille et tu as une garde à domicile la journée. Une nuit ils t’entendent crier, tu es par terre et tu ne sais plus où tu es, tu es dénudée et souillée, tu les insultes, toi que je n’ai jamais entendu dire merde, tu fais appel à un vocabulaire insoupçonné!

Pendant mes trois années outremer, j’ai des nouvelles de toi, de loin. Il te faut une garde la nuit, d’autant que mon frère a déménagé. Avec toute mon ingratitude, je t’oublie un peu, je vis ma vie. Je crois que tu as été hospitalisée une fois ou deux suite à une chute et que tu as fait une phlébite aussi. Mais globalement ta santé physique n’est pas mauvaise.

Je te revois en 2004, et tu fais connaissance avec Léa, 2ans. Il n’y a qu’en sa présence que ton visage s’illumine, je retrouve ton sourire, tu fais les marionnettes avec tes mains et tu chantes, ses boucles t’hypnotisent. Tu ne sais pas qui nous sommes et tu te demandes qui sont tous ces gens qui se reflètent dans les vitres. Tu trouves que le noyau des litchis, c’est gros.

Les mois qui suivent seront éprouvants pour tes filles qui te voient dépérir peu à peu. Pied de nez final, tu décides de sécher définitivement la rentrée des classes en 2005.

L’absence de sourire, les joues creuses, les cheveux filasse : ce visage aux yeux clos n’était plus le tien, depuis longtemps déjà. Tu ne connais pas ma Juliette.

Tu sais les carcasses de poulet, ça fait un délicieux bouillon.

Un de plus, un de moins.

brechet