1 bouffée matin et soir

UN PEU D'AIR

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CONCORDANCE DES TEMPS

« Le temps tue le temps comme il peut » G.Brassens, Saturne

Une seconde c’est le temps d’un battement de cœur tranquille, au repos. Ça fait soixante battements par minute, « comme une horloge » je dis à mes patients. J’ai l’impression que ça les rassure, cette régularité paisible, que ça leur donne un sentiment d’immuabilité. Ça me rassure aussi, en éloignant de moi la perspective d’une urgence vitale : exit la pensée de me mettre à courir partout en appelant à l’aide et en tentant de réunir un matériel périmé dont je ne sais pas me servir, quand le cœur fait Boum…Boum…Boum.

« Deux secondes, s’il te plaît, j’arrive », signifie à la personne à laquelle on parle qu’on souhaiterait qu’elle nous lâche, on a compris sa demande, on va lui signer son papier, mais maintenant on n’est pas disponible là tout de suite mais ça ne saurait tarder, quoi, juste deux secondes, Merde !

Quinze secondes, c’est le temps sur lequel je comptabilise les pulsations. Multiplié par quatre, ça me donne le tempo approximatif dont j’ai besoin. Quand c’est vraiment lent, ou irrégulier, alors je prolonge sur 30 ou 60 secondes.

Trente secondes correspond au temps qu’on se donnait mon frère et moi pour avoir le temps de trouver une cachette. Pour compter les yeux fermés, je me mettais dans le petit coin entre la bibliothèque et un mur du salon. Derrière mes mains posées sur mon visage, doigts entrouverts, ma voix produisait alors, dans cet espace mi-clos, une sorte de vibration qui m’enveloppait toute entière.

Quarante secondes, le temps pour mon père de me raconter au téléphone, avec force détails, quinze jours de sa vie.

Quarante et une secondes en apnée, c’est le mieux que je puisse tenir. Je peux par contre renouveler l’opération de très nombreuses fois chaque jour (voir le chapitre « étiologie« ).

Une Minute, c’est  le temps nécessaire avant de lire un test urinaire, (sauf pour les leuco : compter une minute supplémentaire) ; Donc une fois que la personne a fait pipi, tremper la bandelette dans le pipi en évitant de tout renverser avant (sinon il faut attendre que la personne ait à nouveau envie et ça risque de pas lui plaire). Ensuite prendre un air inspiré et approcher la bandelette près du flacon de façon à pouvoir l’interpréter en fonction des couleurs de l’arc en ciel. Là, demander à la patiente (très souvent c’est pour éliminer une infection urinaire, qui touche plus souvent les dames pour des raisons anatomiques de proximité orificielles) qu’elle vous branche vos lunettes sur le nez car vous n’y voyez que dalle, en espérant qu’elle soit assez douée pour le faire assez vite. A ce moment, il est fort à parier que le résultat leuco est prêt.

Deux Minutes signifie à la personne à qui on a déjà demandé deux secondes, qu’il va falloir être un peu plus patiente que prévu.

Trois minutes, c’est le temps pris de temps en temps, dans les super cabinets qui le permettent, entre deux patients, pour aller faire pipi et mettre de l’eau à chauffer en vue de ne pas laisser la vessie vide, la nature a horreur de ça.

Cinq minutes c’est le temps théorique nécessaire pour interpréter un strepto test, après avoir au préalable fait infuser et exprimé le bâtonnet ensalivé, puis mis la bandelette dans le réactif. Heureusement quand c’est positif ça se voit avant 5 minutes. Dès fois il faut vraiment attendre, alors on en profite pour taper la discussion si toutefois la personne est d’accord. Sinon, on jette un œil à ses mails, et là le risque c’est d’oublier  le temps qui passe et d’être réveillé par le monsieur qui toussote pour attirer l’attention.

Raclement de gorge « Alors, le test est négatif (désolée), vous n’avez pas besoin d’antibiotiques (pardon) pour soigner votre angine qui est de toute évidence virale (bah oui), et qui va guérir toute seule sans complications (pourvu qu’il fasse pas un phlegmon), avec des antalgiques simples de type paracétamol plus ou moins ibuprofène si vous supportez les anti-inflammatoires et que le paracétamol ne suffit pas (qu’est-ce qui va m’dire, qu’est ce qui va m’dire) ».

Alors évidemment là, s’ensuivent cinq minutes d’argumentation parce que le patient lui, il sait qu’il va revenir dans 3 jours parce qu’il aura toujours mal et toujours de la fièvre.

Quand il s’en va, au mieux vous êtes un mauvais médecin qui en plus gagne des sous sur son dos puisqu’il va revenir, et au pire vous êtes un très mauvais médecin parce que vous avez en partie cédé (mon dieu, et si il faisait un phlegmon) et vous lui avez mis une ordonnance à part, avec des antibiotiques à n’utiliser qu’en cas d’aggravation ou de persistance des symptômes après 3 jours, mais au moindre doute, hein, vous m’appelez.

Six minutes, il faut bien ça pour se boire le thé brûlant qu’on s’est préparé à la pause pipi, enfin celle du cabinet sympa. Du coup, on en profite pour ne rien faire, ou pour consulter ses mails, ou pour passer un coup de fil à un confrère. Et inéluctablement, le retard s’ accumule.

Quinze minutes, c’est le temps imparti par patient sur la plupart des plannings médecin que je connaisse. Tout à fait insuffisant la plupart du temps, du coup on passe son temps à espérer y arriver et on est tout le temps déçu.

Vingt minutes paraissent plus raisonnables pour honorer une consultation. C’est aussi le temps que je mets pour me rendre en voiture dans la plupart des cabinets où j’officie.

Trente minutes, c’est le temps minimum pour une visite à domicile pas trop loin et facile à trouver. C’est encore le temps moyen que je mets à préparer un repas quotidien pour cinq. Ou bien le temps que je passe au téléphone avec ma mère quand elle m’appelle. Et Puis le temps maximum de télé quotidien que je devrais autoriser à mes filles. Bon mais comme personne n’est parfait, alors je le conseille à mes petits patients, c’est toujours ça de pris.

Quarante-cinq minutes sont souvent nécessaires lors des cas difficiles : consultation de soutien psychologique (« mon fils(-père-mari) s’est suicidé »), urgences (« je me suis coupée avec le couteau à viande » et il y a besoin de suturer), patients ralentis (en général quand le temps nécessaire pour se rendre de la salle d’attente au cabinet est supérieur à une minute, c’est mal barré pour espérer rattraper son retard) ou aux plaintes multiples (« j’ai mal au dos, aux pieds, aux cheveux » ).

Une heure c’est la durée de plénitude vésicale qui commence à devenir inconfortable.

Une heure et demie, ça c’est pour aller dans la capitale régionale où, accessoirement, habite mon frère. J’y vais quelques fois par an pour suivre des programmes de Formation Médicale Continue destinés à approfondir certains sujets qui m’intéressent et avec lesquels je ne me sens pas très à l’aise, comme la gestion des situations difficiles type annonce de maladie super grave ou encore le patient en colère, ou la prise en charge des urgences vitales (ça peut servir), où la traumatologie en général. Il y en a bien d’autres, mais si j’énumère tout, ça me fait flipper toute cette ignorance étalée au grand jour.

Deux heures,  la vessie commence à jouer sérieusement avec le cerveau, des hallucinations surgissent sans mon consentement.

Trois heures, j’en peux plus, pas moyen, le prochain patient je lui explique que j’ai des besoins naturels et tant pis, je traverse la salle d’attente pour aller faire mon pipi que tout le monde va chronométrer pour s’occuper, vu que ça fait déjà deux heures qu’ils sont là. Après ce genre d’expérience, sachez, chers médecins remplacés qui ne buvez ni ne pissez, que le critère « W-C discrets » est pour moi un excellent critère de choix de remplacement.

Quatre heures, c’est le temps nécessaire pour me rendre chez mes parents. Ça fait un peu long sur un week-end normal de deux jours. Et comme les week-ends pas normaux de trois ou quatre jours en général je bosse (c’est là qu’on voit que les médecins au fond sont des fainéants comme tout le monde, puisqu’ils s’arrachent mes services chaque mois de mai), et bien ça limite nettement les possibilités. Alors parfois, si on n’a rien d’autre à faire, quand on est en vacances, on va faire un tour là-bas, on se fait dorloter et gaver comme des oies, on constate le vieillissement inéluctable de chacun, et on rentre après quelques jours, vaguement nauséeux.

Huit heures minimum de dodo, capital.

Onze heures, la durée d’une bonne journée de travail, pause éventuelle comprise qui peut subir de larges variations selon mon humeur, ma forme et la réalité pathologique des patients du jour. Disons qu’en cas de bonne épidémie de grippe, la pause se situe à moins trente minutes (je finis ma matinée trente minutes après le début théorique des consultations de l‘après-midi). Si des patients consultent pour le plaisir parce que la salle d’attente était vide et ils se sont dis, tiens, pourquoi pas, alors elle peut s’élever à deux heures bénies.

Un Jour ou l’autre, il faudra peut-être que je me résolve à m’installer. Il y a bien des médecins pré-retraités anciens installés, qui quittent leur cabinet pour faire des remplacements dans le but de lever le pied tranquillement. Mais des jamais-installés ?

Une semaine représente la durée la plus fréquente d’un de mes remplacements. C’est aussi mon congé mensuel théorique idéal. Certains pensent que je suis fainéante. Il y a du vrai.

Deux semaines séparent en général les appels téléphoniques en provenance de ma maman. Elle appelle systématiquement alors,que je suis en train de me dire « faut que je l’appelle, faut que je l’appelle ». N’allez pas me dire après ça, que la télépathie, ça n’existe pas.

Un mois , c’est pour moi la mesure de temps qui met le plus l’accent sur les changements d’états. D’un mois à l’autre la nature se transforme, des maladies jusque là aiguës passent à la chronicité, des attentats bouleversent le paysage mondial.

Deux mois , c’est la durée d’une phase barbue chez mon père. Il décide de porter la barbe quand il entre en mode déprime, comme ça il n’a pas besoin de dire qu’il ne va pas bien. Inversement quand ça va mieux, Hop ! Rasé, ni vu ni connu, il ne s’est rien passé puisque personne n’en parle. C’est malin, au lieu de parler de dépression on parle de barbe, c’est beaucoup plus anodin comme discours.  » Et papa, ça va ? demandé-je à ma mère;  -oh, il se laisse pousser la barbe, me répond-elle « .

Neuf mois, alors là pas d’idée en gestation. D’ailleurs la gestation est un drôle d’état pour les idées.

Un an, déjà un an que tu avais un an de moins, mais que tu as grandi mon poussin, que tu a vieilli ma mamounette ! Et Untel, comment va-t-il depuis l’année dernière ? Aah il est mort, le pauvre ! Enfin je veux dire ça a pas du être facile pour lui. Ni pour vous d’ailleurs .

Dix ans. L’anniversaire pour lequel je me suis le plus sentie grandir, c’est celui-là, celui du passage à deux chiffres, 10 ans, je n’étais plus un bébé. Je ressentais confusément qu’avoir deux chiffres au compteur, c’était se rapprocher du monde des adultes. Et pour cause, on passe la majorité de notre vie avec deux chiffres, et c’est souvent le maximum qui puisse nous être offert.

Trente-quatre ans, c’est l’âge avant lequel mon père était persuadé de mourir, me confiait-il lorsque j’étais enfant. Il se disait athée, mais je me demande quand même s’il ne se prenait pas alors un peu pour Jésus. Ça n’aurait pas arrangé mes affaires puisque je suis née trois ans plus tard : enfant de la résurrection ?

Cent-vingt ans, âge maximal qu’un humain puisse atteindre de nos jours, et encore pas forcément dans le meilleur état. Et au bout le froid, la lividité, et dans le poignet soulevé l’absence de pulsations, quand le cœur ne fait plus boum…boum…

«C’est pas vilain, les fleurs d’automne et tous les poètes l’ont dit, je te regarde et je te donne, mon billet qu’ils n’ont pas menti », G.Brassens, Saturne

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Histoire de la maladie

C‘est mon père qui m’a transmis l’amour des patates. Avec lui je les ai d’abord mangées, à toutes les sauces, puis plantées, observées en train de pousser, récoltées et remangées, à d’autres sauces.

Mon père est polonais, et il paraît que là-bas on en mange des tas. Je ne l’ai jamais vérifié, je ne suis jamais allée en Pologne. C’est le mythe familial qui dit que comme j’aime tant les patates, je suis bien polonaise aussi, ce qui bien sûr m’a toujours rempli de cette fierté enfantine d’avoir quelque chose de spécial. Et puis je me sentais enfin plus forte que mon grand frère, qui lui n’aimait pas les patates en général, et la nourriture en particulier.

Du coup je me nourrissais non seulement de patates mais aussi de l’admiration paternelle.

Ma mère m’a transmis d’autre choses importantes comme le goût des livres et de l’école,  elle qui enseignait le français et l’histoire à des collégiens.

Entre patates et bouquins, je vivais ainsi une enfance assez banale dans un joli pavillon en banlieue.

Et puis j’ai grandi.

Je me suis mis à regarder mon père d’un autre œil. Mes grands yeux admiratifs se sont transformés en deux fentes palpébrales soupçonneuses. Mais quel était donc cet énergumène au comportement si aléatoire?

Je ne le reconnaissais plus, lui le père parfois colérique mais qui dans mes souvenirs encore frais, pouvait être si joueur et si blagueur. Comment avais-je pu l’aimer? J’avais du faire une monumentale erreur ; j’ai donc décidé de le haïr.

J’ai passé les années qui ont suivi dans la rébellion de l’adolescence, le cœur gorgé tour à tour de fiel et d’amour, l’esprit embrumé par les vapeurs d’alcool et la fumée sucrée du shit, les muscles tétanisés d’émotions.

Mon désir d’indépendance a été plus fort que l’instinct de destruction, j’ai rencontré l’amour, j’ai eu mon bac, j’ai quitté la maison, direction la fac de médecine dans une autre banlieue.

La médecine.

Ce n’était pas une vocation, ça n’évoquait pas grand-chose pour moi : pas de médecins dans la famille, pas de culture médicale, tout juste un généraliste, que j’aimais bien, et qui me disait ce que je voulais entendre, et avant lui un pédiatre dont je n’ai oublié ni le visage anguleux, ni la salle d’attente surchauffée véritable terrain de jeux, ni le moment où je n’ai plus jamais voulu avoir à faire à lui, lorsqu’il a fait l’erreur de vouloir me classer absolument dans un tiroir  « Stade pubertaire ».

La médecine, c’était d’abord un choix sur 3615 Ravel, au moment où en Biologie on étudiait le système immunitaire, avec un prof un peu intéressant, alors je me suis dis pourquoi pas, sans réelle conviction, et sans idée aucune de ce qui allait se passer les années suivantes.

J’ai continué à faire cuire des patates, pour nourrir ma famille en construction, véritable priorité de mon existence.

La médecine s’est peu à peu intégrée à cette vie, au quotidien de nos journées, en douce. Elle m’a aidé à me construire et à comprendre mon père, que je ne hais plus.

Toutes les bribes d’histoires de vie et de maladie, toutes les confessions que je reçois, résonnent en moi d’une façon ou d’une autre, et continuent à me façonner. Il est trop tard pour changer de prisme, et celui-ci me convient.

Ma seule angoisse médicale, au fond, est de développer une allergie à la patate (et oui, ça existe).

 

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